Exposition | Hu Jiaxing & Zhao Fei | Au commencement | Musée Édouard Branly - Feibai Institute
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Exposition | Hu Jiaxing & Zhao Fei | Au commencement | Musée Édouard Branly

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L’ART CONTEMPORAIN A L’ICP
un artiste – une œuvre – une journée

 

L’ICP s’ouvre à la création contemporaine en proposant des rendez-vous ponctuels à des artistes contemporains de toutes nationalités. Un enseignant-chercheur accompagne chacune de ces démarches artistiques en tant que Commissaire d’exposition. Expérimentale, l’exposition n’est visible qu’à travers les réseaux sociaux. Elle doit s’intégrer à la mémoire d’un lieu majeur du patrimoine parisien. Il s’agit du musée Edouard Branly. C’est à l’intérieur même de sa cage de Faraday que la communication sans fil a été inventée.

 

 

Titre de l’exposition : « Au commencement »
Lieu : Musée Édouard Branly – Institut Catholique de Paris
Date : 5 octobre 2021
Commissaire de l’exposition : Emmanuel Lincot
Artistes : HU Jiaxing & ZHAO Fei
Assistante au Commissariat : Adélaïde de Saint Mars
Partenaire : Institut Catholique de Paris – Feibai Institute

Concept de l’exposition :

Dans une période où un mode « sans contact » ou de « contact à distance » est recommandé, comment une œuvre d’art peut-elle contacter des publics ? Une exposition « virtuelle » ? Et de quoi la virtualité est-elle constituée ?

Édouard Branly a tenté de capter, il y a plus de cent ans dans son laboratoire, ce qui n’était pas encore visible. La radio-conduction, sa découverte, est devenue une clé essentielle qui a inauguré un mode de vie. Nous en sommes encore les héritiers car la communication sans fil est née dans cette cage de Faraday, au cœur même de l’Institut Catholique. La révolution internet et partant, celle de tous les langages qui ont cours aujourd’hui trouvent leurs lointaines origines en ce lien essentiel et pourtant méconnu.

Alors que nous nous apprêtons à tourner une page marquée par le changement d’une époque, d’un paradigme, interrogeons-nous : qu’est-ce qui est visible, qu’est-ce qui ne l’est pas encore ? Tant sur le plan individuel que collectif, la distance crée de la présence. Sommes-nous à l’aube d’une « religion » nouvelle (Religare, de ce qui nous relie entre générations, entre communautés) ?  Les artistes Hu Jiaxing & Zhao Fei se proposent de réfléchir à ces questions par la redécouverte du mythe des origines et de l’art pariétal des premiers hommes. S’établit, par-delà les âges, une communauté de destin et un dialogue imaginaire inédit avec Edouard Branly et deux autres grandes figures de l’Institut Catholique de Paris : Theilard de Chardin et l’abbé Breuil.

Une exposition expérimentale innovante :

  • Pas de public, autre que virtuel. Seule une mémorisation photographique et filmique des œuvres est retenue. L’installation ne dure que quelques heures.
  • Une médiatisation par l’artiste et son commissaire en trois phases (avant, pendant, après) avec le concours du service de communication de l’ICP et le Master Stratégies muséales et gestion de projet – Asie.
  • Cette démarche questionne le sens du sacré et permet de renouer avec un art conjuguant humanisme et discours sur les sciences.
  • Elle contribue au rayonnement de l’ICP par la valorisation de son patrimoine, d’une œuvre et d’un artiste tant en France qu’à l’international.
  • Elle privilégie une approche interdisciplinaire sur la question des langages et de leur transmission.

Notes de création du projet « Au commencement »

Hu Jiaxing & Zhao Fei

 

Le 19 mars 2021, une vallée est entrée en éruption en Islande, sur cette île glacée faite de roches volcaniques. Cependant, ce n’est pas devenu une catastrophe naturelle. Les gens venaient de toutes les directions pour assister à ce spectacle. Les laves convergent vers une rivière d’énergie, coulant tranquillement le long de la vallée. C’est le théâtre du Cosmos, les Islandais s’y rassemblent, contemplant leur terre natale en cosmogonie, comme une participation collective de l’éternel retour du temps.

Le musée Édouard Branly de l’Institut Catholique de Paris est un espace scellé, d’une densité sourde et impénétrable. Cet espace est comme une grotte. Mais si l’on regarde plus attentivement, on peut trouver qu’il y a plusieurs petites fenêtres à même les parois, bien qu’elles soient fermées, elles ressemblent aux grottes-cieux du taoïsme, communiquant secrètement avec le monde céleste.

L’acte de création est fondamentalement un acte cosmogonique. L’éruption volcanique en Islande est un événement cosmogonique, et nous espérons transmettre cette énergie de cosmogonie. J’ai contacté des personnes qui se sont rendues dans la vallée en éruption, et après avoir obtenu leur autorisation, j’ai utilisé les sons volcaniques qu’ils avaient enregistrés comme matériau de transformation de l’espace et du temps.

Parmi ces matériaux sonores, il y a les hurlements du vent et de la neige au milieu des volcans, les murmures du magma s’écoulant à travers les fissures de la terre, les bruits assourdissants de l’éruption soudaine, et encore des rafales crépitante du feu terrestre jaillissant vers le ciel qui rencontre le froid du vent et de la pluie.

J’ai composé ces sons comme une ode au commencement cosmogonique. Le premier chapitre décrit le chaos originel, lointain et vaste. Puis, il y a de la lave qui commence à circuler, comme le battement du cœur d’un fœtus dans le ventre de la mère, la terre est conçue comme un éclat. Enfin, dans le jaillissement de l’énergie, la vie naît, puis, le langage.

 *

Le 17 septembre 2021, à l’approche du crépuscule, nous sommes entrés dans une grotte dans la forêt de Saint-Germain pour la deuxième étape de la création.

La grotte était sombre, le ciel de l’extérieur parmi les feuillages devint progressivement bleu profond. Fei tenait les appareils d’enregistrement, j’ai pris des allumettes dans la main. Au commencement des sons volcaniques, j’attendais le moment à frotter la première lumière.

La lumière du feu polissait les roches environnantes dans de différentes profondeurs. Cette grotte noyée dans la forêt, en ce moment rempli par les bruits des volcans, avec le feu vivant, s’est transformé en un espace souterrain où la lave à peine brassée, était à la recherche des fissures à éclater. À cet instant, les bruits d’éruption étaient encore profonds et le monde demeurait dans les ténèbres. De petites flammes tentaient de pénétrer la roche solide, mais la lumière et la chaleur étaient vite avalées par l’épaisseur du Chaos.

Le torrent énergétique faisait rage et le feu errait parmi les étranges formes souterraines. Le contour flou dormant dans l’obscurité, réveillé par la lumière rapide du feu, ressemblait au visage d’un fœtus avant la naissance, entre humain et animal, fugace et changeant. La lumière du feu se dirigea vers un rocher rond surélevé. À ce moment-là, la lave ondulait et la forte détonation se précipita pour invoquer le feu de charbon pour lui donner des formes graphiques, déchirant la ligne de vie en spirale du centre de la roche. Sous le feu, les lignes sautaient, la terre est entrée dans une respiration rythmique, un espace de vie se séparait un à un des ténèbres, et des symboles et langages coulaient dans toutes les directions.

*

Le 5 octobre 2021, avec les sons et images, nous avons rallumé le champ énergétique de la cage de Faraday d’Edouard Branly. Les sons enregistrés dans la vallée volcanique et dans la grotte sont rendus plus chaotiques après des impacts répétés des plaques de cuivre ; les images du feu projetées sur les mêmes plaques de cuivre, étaient partiellement avalées, partiellement diffractées en bandes de lumière battantes, s’étendant la clarté d’origine. De cette façon, l’espace et le temps devenaient des replis infinis en projection et en réflexion.

Hu Jiaxing & Zhao Fei, Au commencement, 2021. Installation sonore, performance graphique.

INTERVIEW

 

Adélaïde de saint Mars : Dans le titre de votre œuvre, à quel commencement faites-vous référence ?

Hu Jiaxing & Zhao Fei : Ce projet de création, intitulé « Au commencement », manifeste l’origine cosmogonique de l’acte de création. Comme le disait Goethe : « Au commencement était l’action (Am Anfang war die Tat) »[1]. Dans cette œuvre, l’acte cosmogonique est triple. Tout d’abord, l’éruption volcanique de la vallée de Geldingadalur en Islande depuis le 19 mars 2021 a constitué un événement cosmogonique. Quand les Islandais se retrouvent dans la nature et fêtent la terre dans son action cosmogonique, ils comprennent que ce paysage est ainsi créé, détruit et recréé. Ils se sentent en conséquence invités par la Nature pour assister à cette « fête » qui consiste en une participation périodique mais permanente du « jaillissement du Temps primordial ». En ce sens, le commencement est un commencement du Monde, du Temps. Ensuite, les sons du jaillissement des magmas enregistrés et recomposés comme un « battement du cœur » de la Terre, vont transformer une grotte naturelle dans la forêt de Saint-Germain-en-Laye en un champ cosmogonique, des battements venant de l’intérieur du monde terrestre rendent la grotte sensiblement vivante. La performance graphique dans la grotte en état cosmogonique se réfère à l’acte de création des Aurignaciens sur les parois dans la Grotte Chauvet-Pont d’Arc, datant d’environ 37 000 à 33 500 ans avant J.-C. Ces ancêtres créateurs des images et symboles ont transformé la grotte en un espace sacré, en un champ énergétique de la communication entre l’homme et la divinité. L’œuvre est aussi le commencement de l’Homme, être qui sait créer des images et symboles. Et enfin, cette œuvre est exposée dans le laboratoire que le Professeur Édouard Branly (1844-1940), chercheur à l’Institut Catholique de Paris dans les années 1875, qui réalisa en 1890 la première transmission de télégraphie sans fil. Il a révélé, dans cet espace lourdement recouvert de cuivre, l’invisible énergie cosmique comme moyen bouleversant de la communication. La rencontre des images et des sons avec cet espace du commencement télégraphique rend hommage à Édouard Branly.

Emmanuel Lincot : Nous avons tâtonné y compris dans le choix du titre. « Kai tian pi di » (littéralement : la séparation entre la terre et le ciel) des anciennes légendes chinoises aurait pu être son nom et cela aurait donné une acception autre comparée à cette phrase inaugurale de la Bible – « Au commencement était le Verbe » – que Goethe permutera, on le sait, en un « Au commencement était l’action ». Le commencement est toujours le commencement d’autre chose et je vois dans le geste artistique de Hu Jiaxing & Zhao Fei une succession de mutations qui sont celles d’un faire inventif associant la pensée à l’intelligence de la main. De tous temps, en tous lieux, ce geste se reproduit en une infinité d’actions… Et le fil d’Ariane dans le choix de ce thème se référant aux mythes des origines semble ici se poursuivre par l’idée d’une transmission qui depuis l’aube de l’humanité en passant par la géniale trouvaille de Branly nous accompagne de son feu sacré.

 

Adélaïde de saint Mars : Quelles ont été les raisons qui vous ont amené à collaborer ?

Hu Jiaxing & Zhao Fei : Ce projet est le fruit de plusieurs collaborations. Depuis l’éruption volcanique de la vallée de Geldingadalur, nous avons contacté les spectateurs qui ont pu se rendre en Islande et filmé cet événement pour les convaincre de nous autoriser à utiliser les sons enregistrés ; la plupart d’entre eux l’ont d’ailleurs fait avec joie. L’installation sonore réalisée initialement par Zhao Fei et la performance graphique de Hu Jiaxing se complètent. L’une a été réalisée à partir de notre expérience islandaise ; l’autre dans une grotte de la forêt de Saint Germain en Laye. Cet ensemble sonore et visuel a été, dans un troisième temps, projeté puis mis en abyme dans l’espace du Musée Édouard Branly de l’Institut Catholique. La collaboration avec Emmanuel Lincot, commissaire de cette exposition éphémère, est aussi naturelle que logique. En effet, nous avons beaucoup parlé avec lui de nos réflexions sur l’art pariétal lors de nos séjours au Pont d’Arc pour visiter les peintures des Aurignaciens sur les parois dans la Grotte Chauvet. Emmanuel Lincot nous a également beaucoup encouragé de créer des projets où le merveilleux s’associe à la réflexion scientifique. Lorsqu’il nous a invité à visiter le laboratoire d’Édouard Branly à l’ICP pour nous inspirer, nous étions tout de suite saisis par la qualité de l’espace qui ressemblait à une grotte, ou un espace sacré. Ainsi est né ce projet de collaboration.

Emmanuel Lincot : J’avais suivi les remarquables travaux de thèse menés par Hu Jiaxing notamment sur les proto-écritures chinoises. Je le connaissais aussi comme artiste et le fait de s’associer à Zhao Fei, elle-même artiste et chercheuse, me paraissait naturel. Comme vous le savez aussi notre tâche est de mettre en valeur l’histoire de l’Institut Catholique, ses grandes figures intellectuelles et ses lieux de mémoire. Or, non seulement Hu Jiaxing & Zhao Fei viennent de rappeler l’intérêt aussi bien esthétique que symbolique de la cage de Faraday mais deux grandes figures de l’Institut Catholique ont été versés dans les études de paléontologie et de la préhistoire. Je veux parler de Teilhard de Chardin, découvreur de l’homme de Pékin et théologien de renom, et l’abbé Breuil, découvreur quant à lui de Lascaux, et qui fut des années durant le responsable du séminaire des Carmes. Ce séminaire se trouve, rappelons-le, juste en face de l’atelier d’Edouard Branly. C’est cet entrelac d’histoires et de langages qu’il me semblait important de révéler.

 

Adélaïde de saint Mars : Pourquoi avoir choisi le film comme médium artistique ?

Hu Jiaxing & Zhao Fei : Cette création est assez complexe car elle est composée à la fois d’une installation constituée de sons et d’une installation d’images. Chaque son et image ayant été collecté dans la nature, ils ont jailli depuis le sein de la terre puis ont été capturés par des appareils d’enregistrement.  L’œuvre consiste à transformer successivement l’espace et le temps. L’installation sonore originaire de la vallée de Geldingadalur rencontre l’installation filmique réalisée à partir de la grotte de la forêt de Saint Germain en Laye avant de subir d’ultimes transformations dans l’espace même du Musée Édouard Branly. Le film est un médium qui nous permet de nous imprégner de ce monde dans un rapport artistique.

Emmanuel Lincot : Le film permet un simulacre qui a aussi valeur ici de rituel. Il faut imaginer que l’ombre d’une main ou d’une silhouette projetée, comme le rappelle Pline l’Ancien, rend présent ce qui est absent. Ce rapport entre visible et invisible a une dimension religieuse forte. Et Edouard Branly est aussi l’un des plus augustes héritiers de cette histoire au long cours.

 

Adélaïde de saint Mars : Quels ont été vos partis pris face à la symbolique du lieu dans lequel vous exposez ?

Hu Jiaxing & Zhao Fei : L’idée originelle de cette création artistique vient de la qualité particulière de l’espace du Musée Édouard Branly. La couverture en cuivre de son intérieur prive totalement les bruits et les images de l’extérieur ; en revanche, ce monde intérieur donne une sensation évidente d’une pesanteur terrestre, d’une énergie condensée avant son éruption. L’histoire du lieu en tant que lieu d’expérimentation du principe de la radioconduction et de la télémécanique, nous inspire encore pour sa symbolique en tant que champ d’échanges énergétiques.

Emmanuel Lincot : Cette cage de Faraday est une chambre sourde. Aucune interférence ne peut survenir de l’extérieur. C’est un lieu particulièrement inspirant pour qui entreprend une démarche contemplative ou une réflexion intérieure et « Au commencement » en est une assurément.

 

Adélaïde de saint Mars : Quelle est la teneur de la coopération franco-chinoise dans les domaines de la paléoanthropologie et de l’archéologie ? Avez-vous des exemples ?

Hu Jiaxing & Zhao Fei : La coopération franco-chinoise dans les domaines de la paléoanthropologie et de l’archéologie est riche et importante depuis la fin du 19e siècle. Dès 1870, des étudiants chinois étaient envoyés en France ainsi que dans d’autres pays occidentaux pour apprendre des méthodes archéologiques modernes. Cette histoire de rencontre franco-chinoise entre hommes de textes et hommes de terrain est notamment illustrée par le sinologue Édouard Chavannes (1865-1918), traducteur des Mémoires historiques de Sima Qian, en 1908, prolongeant sur le terrain son voyage dans les textes, il revient de Chine avec un précieux inventaire de monuments funéraires et bouddhiques dont il traduit les inscriptions. La rencontre entre la France et la Chine est aussi illustrée par le poète archéologue Victor Segalen, au début du XX° siècle lorsqu’il découvre dans la grande statuaire chinoise une puissance qui lui rappelle celles des mégalithes de son pays natal breton. Et encore citons Paul Pelliot qui, lui, découvre des manuscrits dans les grottes de Dunhuang. En 1916, le Service géologique de Chine est créé pour former les chercheurs de terrain, brillamment dirigé par l’archéologue chinois Ding Wenjiang. Il va permettre la mise en place d’une collaboration fructueuse avec les meilleurs spécialistes entre la Chine et l’Occident, dont le père Jésuite Teilhard de Chardin, grand paléontologue et découvreur dans l’entre deux-guerres de l’homme de Pékin à Zhoukoudian, cela a créé une profonde influence en Chine dans la paléontologie.

Emmanuel Lincot : Outre ces exemples fondateurs, cette coopération s’est poursuivie encore récemment au Xinjiang ou au Gansu ; régions sensibles et très riches d’un point de vue du patrimoine.  L’innovation consisterait à accueillir des équipes d’archéologues chinois en France mais nous en sommes encore loin.

 

Adélaïde de saint Mars : L’un des pionniers des études sur la préhistoire en France et ancien responsable du couvent des Carmes à l’Institut Catholique, l’abbé Breuil (1877-1961), s’est battu pour obtenir la reconnaissance de l’art pariétal. Êtes-vous dans une mutation contemporaine de ce dernier afin de le rendre plus accessible ?

Hu Jiaxing & Zhao Fei : Certainement. Nous sommes toujours fascinés par les choses des temps lointains, que ce soient les mythes et les légendes, ou les traces anciennes qui subsistent encore. Elles sont toutes, sans exception, ancrées dans notre vie actuelle. Par exemple, les très grandes peintures pariétales laissées par les hommes préhistoriques, sont comme une lueur jamais éteinte dans les profondeurs du temps. Elles nous invitent à entrer dans les grottes pour explorer les origines de l’esprit humain. L’abbé Breuil a fait ses grands efforts pour la reconnaissance de l’art pariétal, mais la signification de cet art préhistorique reste encore peu familière à beaucoup d’entre nous. Les images et symboles laissés sur les parois des grottes demeurent mystérieux. Nous souhaitons manifester son aspect cosmique à travers ce projet de création.

Emmanuel Lincot : La découverte de Lascaux par l’abbé Breuil a été un choc pour ses contemporains. C’était en 1940 à une époque où la France s’effondrait. Bien des années plus tard, de grands écrivains comme Georges Bataille ont consacré des pages magnifiques à ces peintures pariétales et ont ainsi largement participé de leur « invention » auprès de l’opinion. Sensibiliser le public à cet art des temps premiers de l’humanité permet de renouer avec un geste créateur toujours recommencé. Que Hu Jiaxing & Zhao Fei, deux artistes chinois et d’expression française, s’y emploient avec succès me touche tout particulièrement.

 

Adélaïde de saint Mars : Selon vous, que nous renseigne l’art pariétal sur l’Homme ?

Hu Jiaxing & Zhao Fei : À travers les images de l’art pariétal, nous voyons souvent que l’homme et son milieu environnant — le monde animal ou le monde végétal —, se transforment spirituellement. À l’origine, l’homme n’est pas le centre du monde, son respect, non sans ignorance ou crainte, pour la nature, est en fait une qualité précieuse qui lui permet de vivre paisiblement dans ce monde. D’un point de vue anthropologique, l’homme peut être définir comme l’être qui sait créer des images et symboles. L’art pariétal a largement repoussé nos horizons sur l’histoire culturelle de notre humanité. Lorsque nous sommes confrontés aujourd’hui à des problèmes majeurs dans l’art, la société et l’écologie, que nous pensons au sort de l’humanité, nous pouvons aussi bien remonter des dizaines de milliers d’années et voir comment nos ancêtres ont montré leurs compréhensions du monde et d’eux-mêmes à travers leur art. Ce voyage dans l’espace et le temps peut nous donner quelque inspiration.

Emmanuel Lincot : L’art dans ses questionnements n’est pas étranger aux problèmes philosophiques que nous nous posons aujourd’hui. C’est le prolongement sensible de théorisations auxquels un Baptiste Morizot ou un Philippe Descola confrontent leurs analyses, que ce soit dans le rapport nature / culture ; langage des animaux / langage des humains… « Au commencement » y participe, avec humilité certes, mais en nous rappelant que notre identité s’est à la fois construite dans un rapport oscillant constamment entre ruptures et continuité. Victor Segalen avait une très belle définition des Chinois qu’il côtoyait, il y a plus d’un siècle, en les qualifiant d’« hommes continuels ».  En somme, nous sommes tous des hommes continuels et l’œuvre de Hu Jiaxing & Zhao Fei nous le rappelle avec beaucoup de conviction.

 

Adélaïde de saint Mars : Enfin, quel cliché aimeriez-vous déconstruire autour de la préhistoire ?

Hu Jiaxing & Zhao Fei : André Leroi-Gourhan, le célèbre archéologue et anthropologue français, écrit que la préhistoire est un terme très vague, qui désigne en bloc tout ce qui s’est écoulé depuis l’apparition du premier être debout jusqu’à l’invention de l’écriture qui permet à l’homme d’ordonner ses pensées. Mais jusqu’au XXe siècle, des Indiens des forêts amazoniennes inventaient encore leur écriture. Appeler “art préhistorique” un art créé avant l’invention de l’écriture, ou “art primitif” un art simplifié afin de les différencier de la forme habituelle de l’art, n’est pas très juste. Par exemple, lorsqu’on est devant les premières images et symboles des Aurignaciens, on se rend vite compte qu’il est superficiel et grossier de qualifier “primitifs” des techniques subtiles, des motifs de création profonds, et des concepts développés par ces artistes préhistoriques. En voyant les Aborigènes d’Australie répéter le même geste graphique sur les images créées par leurs ancêtres, il nous semble difficile de définir s’il s’agit d’une peinture de la préhistoire ou d’aujourd’hui. Ces images spirituelles et ces actes symboliques de création nous révèlent non seulement une conception extraordinaire de l’art, mais aussi une continuité incroyable du Temps primordial.

Emmanuel Lincot : Ce n’est pas tant la préhistoire et son image qui est ici déconstruite que notre rapport en effet à l’art, au temps et à la mort. Bien sûr, l’Europe et sa tradition, dans l’écriture même de l’histoire – la sienne propre et celle des peuples non Européens – a été conçue, au moins depuis Thucydide, selon des hiérarchisations causales puis, en histoire de l’art, d’après des approches stylistiques que l’anthropologie a depuis longtemps remis en cause. Le « primitivisme » ou l’art « premier » constituent deux exemples parmi bien d’autres. Or, cette hiérarchisation fausse notre regard et lui confère un jugement idéologique et de valeurs qui n’est guère opérant et qui est parfois même dangereux. Je pense que d’un point de vue heuristique, les notions de « survivance » (nachleben comme l’évoquait Aby Warburg) et de « circulation » permettent de décentrer nos regards et de réhabiliter ainsi des trajectoires insoupçonnées que nous avons à cœur de redécouvrir.

 

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Remerciements à Siggi Anton et Jakob Vegerfors qui ont la générosité d’autoriser gracieusement l’utilisation des matériaux sonores enregistrés dans la vallée de Geldingadalur en Islande.

Remerciements ICP : Virginie Grand, Isabella Salburg, Audrey Marguritat, Mustapha Athemani

Communication ICP : https://www.icp.fr/a-propos-de-licp/actualites/lart-sinvite-a-licp-hu-jiaxing-zhao-fei

 

[1] Goethe, Le Faust, traduction en français par Henri Blaze, Dutertre, 1847. p. 119